Avez-vous envie d'ENA ?

A l'heure où les yeux de l'Europe suivait la course d'un ballon rond sur la pelouse du match Espagne-Italie, la France proposait sur Arte un récit romancé sur la formation de ses élites. Un téléfilm en deux épisodes , L’École du pouvoir, raconte la scolarité imaginaire de cinq étudiants de la fameuse "Promotion Voltaire" de l'ENA (1978-1980) où se forma notamment François Hollande.
L’École Nationale d'Administration est une énigme à plus d'un titre. La France est un des rares pays à s'être doté d'une telle école de hauts fonctionnaires. A l'exception de la Russie et de la Pologne, les autres pays qui ont également fait ce choix sont des ex-colonies françaises. Derrière ce choix, fait il y a un peu plus de soixante ans, on trouve la volonté assumée par les gouvernements successifs de sanctuariser le fonctionnement de l'Etat, d'en faire un modèle à apprendre, à reproduire. C'est d'ailleurs le principal reproche fait à l'ENA et par là même à ses anciens élèves : réflexes bureaucratiques, obéissance perinde ac cadaver à la hiérarchie républicaine, refus de remettre en cause les impensés productivistes et autoritaires de la 4ème, puis de la 5ème république.
Il fallait donc s'attendre à ce que ce téléfilm formule une allusion plus ou moins explicite à ces critiques. Le réalisateur de ce téléfilm, Peter Kosminsky, est un habitué de la romance politique. Son téléfilm sur l'ENA fait suite à un travail sur les années Blair relativement critique. Jusqu'où le réalisateur a-t-il poussé la critique des élites françaises dans son téléfilm financé et diffusé en France ?

Pas très loin. Le téléfilm enchante cette École d'Administration, donne presque envie d'en être. Les élèves sont jeunes beaux, intelligents, plein de répartie. Comment ne pas avoir envie d'être parmi eux ? Ils sont un peu insolents, se permettent des incartades, des rébellions. Leurs enseignants leur font les gros yeux, mais leur passent tout, parce qu'il faut que jeunesse se passe. Certains vivent des moments d'un érotisme torride avec leur camarade de promotion, la femme de leur maître de stage (est-ce l'explication de ce logotype "déconseillé aux moins de 10 ans" ?). Il y a quelque chose de déplaisant, de scandaleusement malhonnête dans la manière dont le téléfilm se base sur des faits réels (la promotion Voltaire, la ressemblance de certains personnages, qui avec François Hollande, qui avec Dominique de Villepin) pour camper des situations hautement improbables. Tel protagoniste en stage à la Mairie de Paris fouille ostensiblement dans les dossiers du maire Jacques Chirac, découvre dix ans avant tout le monde les délits relatifs aux dossiers des HLM, et... écope d'un simple avertissement, avant de finir 4ème de sa promo, ce qui suppose que le cabinet du maire l'a récompensé de sa petite enquête par la note maximale à son stage ! Un exemple parmi d'autres qui jalonnent le film et qui campent l'ENA en école d'irrévérence bien tempérée. C'est maladroit, parce que c'est faux et que tout le monde le sait. Cette fausse image de l'ENA est d'autant plus agaçante qu'elle cache la banalité aride de la reproduction des élite.


Le film laisse pourtant de bons souvenirs. D'abord parce qu'il ne parle pas que de l'ENA. Ce film sur la promotion 1980 fait un tableau assez cru de la France politique de l'époque. Le stage d'un Énarque au Gabon permet au réalisateur de montrer les circuits d'enrichissement empruntés par l'uranium vendu sous le manteau par la France à l'Iran, à l'Irak. La conjoint d'un autre Enarque est en thèse de socio à Vincennes. L'occasion de montrer le déménagement du "centre expérimental de Vincennes", les luttes des enseignants et des étudiants pour sauver ce projet libertaire, menacé par le non-renouvellement du bail jusqu'ici concédé par la mairie de Paris dans le bois de Vincennes. Le monde bouge autour de la promotion 1980 : la gauche est pressentie pour gagner les élections législatives de 1978, les paysans protestent contre l'extension du camp militaire du Larzac, François Mitterand se présente aux présidentielles de 1981 avec de solides chances de l'emporter... les vidéos d'archive, la qualité des costumes, des interprétations et des décors laissent songeur. Le sujet du film était-il bien l'ENA ? N'y avait-il pas là une ruse du réalisateur pour offrir aux Français, à travers cette présentation fausse de la formation de leurs élites, un authentique rétroviseur sur la fin de leurs années 1970 ?

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