Européennes : ce qui scandalise les élites
Ecoutons les commentaires indignés, unanimes, qui ont
accompagné les résultats de ce scrutin du 25 mai 2014 : Un quart de
députés FN ! C’est énorme, c’est trop, c’est un scandale !
Un scandale, vraiment ? Qu’est-ce qui dans ce résultat paraissait à ce
point incompréhensible, cause de trouble et de rejet ? Pas le score du FN, tout de même ! Non, ça c'était prévisible : les élections passées, les sondages, tout ça nous répétait
depuis deux ou trois ans que le vote FN faisait désormais partie du paysage, et
qu’il rassemblait le plus souvent entre quatre et six millions de voix. Et puis après tout, elle a fait environ deux millions de voix de moins qu'aux présidentielles de 2012. Alors ?
Avait-on peur de l’activité des députés
FN sur le fonctionnement du parlement européen ? Rassurez-vous,
intervenaient d’autres experts, à moins de former un groupe parlementaire et d'y peser de tout son poids, leur présence n’aura aucun effet sur les grandes décisions. Ce n’était pas forcément le commentaire le plus respectueux du choix
des électeurs. C’était tout à fait contradictoire avec un autre discours très
entendu ces dernières semaines, et qui disait : « votez, car vous
contribuerez à élire le président du parlement européen ». Mais appliqué à
ce cas précis, ce cynisme avait des accents rassurants. Avait-on peur d’un
président FN en 2017 ? Là encore, peu d’inquiétude : ce parti, dont la profession de foi consiste à faire la guerre à tous
les autres, se retrouverait au second tour avec tous les autres partis contre lui !
Cherchons une explication plus convaincante à ce grand retentissement : le personnel politique, les
éditorialistes ont été saisis par l’ampleur du refus que les français opposent à
l’Union Européenne. Faisons les comptes : les cinq principaux partis de
gouvernement (UMP, PS, UDI, Verts, Front de Gauche), porteurs d’un projet
européen, ont rassemblé trois inscrits sur dix.
Ce qui signifie qu’en votant
FN, Cannabis sans frontière ou Week-End à la campagne, sept inscrits sur dix ont
manifesté un rapport à la politique européenne oscillant entre l’indifférence
totale ou la franche hostilité. Bref, pour nombre de ses élites, le scandale,
c’est que les Français n’aiment pas l’Europe telle qu’elle se fait. Le
référendum de 2005 a paniqué le personnel politique, de plus en plus uni alors que les
sondages prédisaient une victoire très probable du « non ».
C’est un
psychodrame récurrent chez nos élites : « Le peuple Français ne veut rien entendre de l’Europe que l'on fabrique » ! Le psychodrame a lieu lorsque le rideau se déchire : lors de la victoire du Non (55%) en 2005, lors de la capilotade dimanche des partis qui reconnaissent plus ou moins de mérite à l'Europe telle qu'elle se construit... la réalité fait scandale. Malheureusement, régulièrement, le
rideau se referme. Nos élites repartent comme si le corps électoral n'avait rien dit de son rapport à l'Europe, qu'il avait voté sur autre chose (Valls, dès le résultat connu de ces Européennes : bon, j'ai compris, vous voulez qu'on vous baisse vos impots !).
Les professionnels du jeu politique français sont
majoritairement convertis au jeu de l’UE : on a assez dit en 2005 que le
traité que les français ont rejeté, à 55% par référendum, aurait sans doute été
adopté par plus de 80% de leurs parlementaires. Nos représentants connaissent l’objet
« Europe », ils voient ce que c’est, ils la pratiquent d’une façon ou
d’une autre. Mais pas les électeurs. Comment convaincre de l’importance de
quelque chose… qui n’existe pas, ou presque, pour celui que l’on doit
convaincre ?
Solution 1 : on lui dit que si, quand même, l’Europe
existe dans son quotidien, la preuve. Donc avant chaque élection, on reparle
des avantages d’Erasmus, de l’harmonisation des forfaits de téléphone à
l’étranger, des passages de frontière sans la douane. On sait bien que la
plupart des gens n’auront jamais ou presque l’occasion de profiter de ces
bienfaits, mais on y va quand même.
Solution 2 : on lui dit que l’Europe, c’est de son
temps, c’est jeune et dans le vent. Ainsi des états généraux de l’Europe,
organisés le 9 mai 2014 par le conseil économique et social avec ce
titre un peu niais : « ne zappez pas l’Europe ». Plus subtil, les initiatives
comme « joli mois de l’Europe »
proposent d’associer la construction européenne et les sorties culturelles près
de chez soi. Ça peut la rendre sympathique, même si ça ne la rend pas forcément
plus tangible.
Solution 3 : on lui présente d’autres européens, pour
lui signifier que l’on forme une grande famille. C’est le sens de la campagne
« agir, réagir, accomplir » de l’Union européenne pour ces élections.
Cette campagne invente un peuple européen idéal, on le met en scène et on
propose au public de l’imiter. C’est une démarche bien plus folle que les deux
précédentes. Que dit l’Europe en nous présentant ces personnages stéréotypiques
et impeccables ? Qu’elle les préfère à nous, rien de moins ! Que
c’est eux qu’elle préfère, parce qu’eux vont voter – parce qu’eux ressentent et
vivent l’Europe comme peu de Français savent le faire.
Ce défi n’a rien de très subtil : « Ces gens-là qu’on nous présente, pense-t-on très vite, ils croient vraiment en l’Europe ? Mais qui donc nous les met sous le nez, comme ça ? Cette croyance, cette existence qu’on leur prête, n’est-ce pas justement la preuve qu’ils n’existent pas ? Qu’ils ne sont que des images qu’on agite devant moi, comme un chiffon rouge, pour un but qui m’échappe ? ». D’où la tentation légitime d’aller regarder derrière, et d’interroger le sens des formules employées. « Trish choisira qui gouvernera l’Europe ». Trish ? Ou… triche ? Beaucoup de nos concitoyens, dubitatifs sur ce qui se fait en Europe, ont sans doute senti qu’on essayait de les prendre par les sentiments au cours de cette élection. Bon nombre d’entre eux ont probablement « flairé la Trish », comme on dit.
Finalement, ce qui scandalise nos élites, n’est-ce pas le
sentiment qu’ils ont fait tout ce qu’ils pensaient être utile pour intéresser
les gens à l’Europe, mais qu’à l’inverse les électeurs Français n’ont pas fait
leur part du chemin ? On retrouve des traces de ce ressentiment dans des
réactions de cette semaine. Ici, une pétition pour rendre le vote obligatoire,
là une manifestation contre le score du FN aux élections (c’est-à-dire une
manifestation contre les électeurs, n’en doutons pas), ou bien une mise en
cause de la paresse des abstentionnistes. Personne ne se demande ici si on a
intéressé les gens à l’Europe de la bonne façon. Si on ne les a pas un peu pris
pour des andouilles, les électeurs, en leur racontant que leur vote aurait une
importance, en leur présentant des Européens fabriqués par Photoshop.
Une suggestion : et si on parlait un peu de l’Europe en
introduisant un peu de polémique, un peu de conflit dans ce récit pour enfants
sage ? Il y aurait du scandale à évoquer les lobbies, la façon de
gouverner des politiques de Bruxelles et de Strasbourg, les compromis avec les
tyrans d’ici et de là, la politique migratoire… Ah, ça ferait sans doute une
campagne remuante, pour sûr. Mais les électeurs auraient peut-être un peu moins
l’impression qu’on les prend pour des boy-scouts, et l’image de l’Europe dans
l’opinion publique française ne pourrait probablement pas être pire qu’aujourd’hui.
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