Jérôme Cahuzac est innocent !



On l’accuse de favoriser la montée du FN et d’accentuer la méfiance pour le politique : le chapeau est un peu grand pour lui.

Par Joël Gombin et Gaël Villeneuve, enseignants-chercheurs en sciences politiques.

 

Jérôme Cahuzac serait-il devenu l'homme le plus détesté du pays ? Ses aveux ont en tout cas déclenché un véritable raz-de-marée politique et médiatique – qui tranche avec la relative bienveillance dont il a bénéficié auparavant, tant de la part de ses collègues politiques, de gauche comme de droite, que de celle de médias qu'on a connus moins attachés à la présomption d'innocence et à la qualité de l'administration de la preuve. Sa faute, mieux, ses péchés, de véniels, sont devenus capitaux. Jérôme Cahuzac, à en croire ses accusateurs, n'a pas seulement fraudé le fisc, il serait, à lui tout seul, le fossoyeur de la démocratie, de la confiance en la politique et le responsable de la montée du populisme. Bref, l'ampleur et la violence de la curée sont proportionnelles à la mansuétude dont l'ancien ministre du budget avait bénéficié auparavant.

Le lecteur de René Girard aura reconnu ici la mécanique du bouc émissaire. Pour garantir la survie de la communauté (politique), il est nécessaire de sacrifier aux puissances (de l'opinion publique) un responsable. Jérôme Cahuzac a évidemment joué ce rôle. Il ne s'agit pas de l'exonérer ici de sa responsabilité, juridique (les juges en décideront) ou politique (sa carrière politique est selon toute vraisemblance finie), mais de s'interroger sur ce que cet épisode nous dit, en termes de sociologie politique, du malaise qu'éprouve notre pays.
On ne saurait en effet rendre Jérôme Cahuzac principal responsable de la montée du Front national. Le vote FN n’a pas besoin d’« affaires » de ce genre pour prospérer. Sa progression au cours des vingt dernières années l’atteste. Jean-Marie Le Pen est parvenu au second tour de l'élection présidentielle en passant devant Lionel Jospin, l’exemple vivant – aux yeux de l'opinion – de la rigueur morale. A l'inverse, des élus notoirement corrompus sont régulièrement réélus. Ce qui nourrit l'audience du Front national, c'est le sentiment, largement répandu, que droite et gauche mènent une même politique, opposée aux intérêts du « peuple », dans le double sens ethnique (horizontal) et social (vertical) de ce terme. Dans ce contexte, la solidarité manifestée par les élites avec l'un des leurs accusé de corruption morale ne peut qu'alimenter ce populisme vertical, du bas contre le haut – mais il ne le crée pas. Mieux vaut être un élu corrompu rejeté par l’élite, qu’un responsable politique plébiscité part le milieu…
 
Arrivé à ce point, il est nécessaire de faire un rappel, trivial mais essentiel, de sociologie politique. Si la mansuétude a été générale envers le ministre du budget, et si ses agissements personnels alimentent le « tous pourris », cela tient largement à l'homogénéité des élites politiques et économiques françaises. Plus personne, dans les cercles dirigeants de notre pays, ne peut plus témoigner avoir vécu de près des expériences vécues par des millions de français : les fins de mois difficiles, la peur du petit chef ou encore le corps déformé par le travail. Cela n’a pas toujours été le cas. Comme le rappelle Anne-Catherine Wagner, 20 % des députés venaient de milieux ouvriers en 1945, 0,7 % en 2002. Les ouvriers représentent encore 27 % de la population active française.
Ministres, responsables politiques mais aussi patrons du privé ont en France en commun d’être issus des trois grandes écoles de pouvoirs (ENS, Polytechnique, ENA). Les bons élèves de ces filières prennent à leur sortie d’école la tête des grandes administrations publiques. Puis alternent en général entre un mandat d’élu et un poste dirigeant dans les grandes entreprises privées. Or, les élèves de ces écoles sont issus, à 90 %, de familles de cadres supérieurs, de patrons ou d’enseignants. 
Cahuzac a beau ne pas être issu de ces écoles du pouvoir, il appartient pleinement à cette entre-soi des classes supérieures dont l'endogamie est très grande, comme l'ont montré les livres des époux Pinson-Charlot. D'autres chercheurs, comme Thomas Piketty et ses collègues, ont par ailleurs montré que ces élites paient proportionnellement moins d'impôts que les classes moyennes. Guère étonnant alors que la fraude fiscale soit particulièrement reprochée à un ministre qui a mis en œuvre l'austérité budgétaire et fiscale. Circonstance aggravante, qui a été mise en avant par Alexis Spire, le contrôle fiscal est un exercice plus clément pour les riches que pour les pauvres. Dans un pays dont Tocqueville pointait l'attachement profond à l'égalitarisme, chacun voit bien des raisons d'éprouver du ressentiment envers les élites...

Plutôt que d’accabler un homme dont il revient à la justice d’apprécier l’étendue de la faute, réformons notre système politique. Si nous profitons du scandale pour inventer des moyens qui pourraient contrarier l'endogamie des élites, « l’affaire Cahuzac » aura été utile.

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